Appel pour la constitution d’un groupe d’interface école-archives-université (EAU) à Genève
Chaque fois que nos strictes sociétés, en perpétuelle crise de croissance, se prennent à douter d’elles-mêmes, on les voit se demander si elles ont eu raison d’interroger leur passé ou si elles l’ont bien interrogé. Marc Bloch (1949)
Enseigner par compétences ?
Depuis au moins les années 1990, l’enseignement des sciences humaines et sociales s’oriente vers des apprentissages « pratiques », c’est-à-dire axé sur les compétences disciplinaires. En s’éloignant d’une transmission des savoirs limitée à la parole magistrale et au récit descriptif, les institutions scolaires de plusieurs pays occidentaux poussent à récréer en classe des situations d’« enquête » afin, d’un côté, de permettre aux élèves de ne pas rester dans la passivité et, de l’autre côté, d’accéder à un savoir de haut niveau.
C’est dans ce sens, à titre d’exemple, que le Plan d’études romand pour l’histoire opère une distinction nette entre méthodes (Démarches historiennes) et contenus (Étude des permanences et changements dans l’organisation des sociétés). Comment interpréter cette tendance ?
Certes, l’accent que mettent les prescriptions officielles sur l’analyse des sources (Document based lesson) participe d’une évolution du rôle de l’école qui, face à des sociétés en « perpétuelle crise de croissance », ne devrait plus se charger de transmettre des savoirs – anciennement porteurs de ‘valeurs’ citoyens – mais se borner à fournir un accès aux compétences supposées utiles pour une insertion professionnelle sûre et rapide. Pourtant, cela relève aussi d’un véritable tournant, d’un changement épistémologique majeur traversé par les sciences humaines au XXe siècle : d’un savoir « objectif », qu’il suffirait de saisir et transmettre d’une génération à l’autre, à un savoir qui se construit en fonction de questionnements situés. Autrement dit, d’un « paradigme pédagogique positiviste » à un « paradigme indiciaire », selon l’idée de Carlo Ginzburg (1979) que le document est une trace n’ayant du sens qu’à partir de la question qui lui est posée.
Abordée de cette façon, la didactique des sciences humaines et sociales en ressort fortement renouvelée. Elle s’appuie donc sur la notion de problématique, à partir de laquelle les élèves peuvent se lancer dans un parcours d’enquête visant un savoir spécifique et mobilisant des méthodes disciplinaires. Pas pour en faire des petit·es historien·nes, sociologues, géographes… mais pour entretenir un lien plus étroit avec les champs disciplinaires et les évolutions de la recherche scientifique et produire ainsi des raisonnements critiques « proches de ceux des experts […], de la même façon qu’on n’imagine pas faire des maths sans raisonnement mathématique. » (Gomes 2022)
Des documents pour quelles fins ?
Malgré l’insistance des plans d’études sur le travail avec les sources, la réalité du terrain montre à quels obstacles se heurtent les enseignant·es souhaitant amener leurs élèves vers une enquête construite sur des « indices ». Les moyens d’enseignement officiels, ainsi que beaucoup de supports et « dossiers pédagogiques » dispensés lors de nombreux festivals, expositions, etc. par les spécialistes de la médiation culturelle, retombent souvent sur un usage du document qui est purement informatif : une pièce exemplaire qui se lit toujours au premier degré et sert d’illustration et référent ‘concret’ à la parole magistrale.
Plus que la baisse supposée du niveau de préparation de base des « jeunes », c’est la ténacité de cette conception du document qu’il faudrait soumettre à critique : une trace ayant une relation neutre et objective à la réalité. Donc un retour à une « vulgate consensuelle et indiscutable » (Audigier 1995) qui l’emporterait. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’enseignement par le biais des documents, davantage promu à tout niveau depuis des décennies, ne semble pas produire les résultats espérés, à savoir l’abandon du paradigme positiviste à l’école (Cariou 2016).
Sans nostalgie pour une école transmettant des « valeurs », il est temps d’interroger les raisons de ce paradoxe et de questionner notre rôle d’enseignant·es en sciences humaines. Car la réalité humaine, loin d’être consensuelle et indiscutable, est traversée par une multiplicité de forces en conflit, qu’il est possible de comprendre et analyser notamment à partir des outils que nous fournissent les sciences humaines.
Nos objectifs
À partir de ces réflexions, un petit groupe d’enseignant·es a pris l’initiative de collaborer de manière informelle en 2024 et s’est retrouvé autour de certains nœuds thématiques : l’histoire des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier, les féminismes, la pensée décoloniale, la théorie critique, l’étude des inégalités et du conflit social, etc. Assez rapidement, des lectures et des pratiques didactiques ont pu être mises en commun, ainsi que des contacts avec le milieu archivistique. La présence, en Suisse romande, d’une relative densité de centres d’archive communautaires, militants ou autogérés (Archives contestataires, Centre International de Recherches sur l’Anarchisme, Lestime, Collège du Travail, AÉHMO, Aspasie…) nous a tout de suite parue une occasion à saisir pour construire nous-mêmes une pratique didactique « indiciaire ».
Nous faisons appel aux collègues intéressé·es par ces problématiques à se joindre à nous !
Bien qu’au stade initial de cette réflexion, nous pensons pouvoir viser trois objectifs, qui répondent à autant de besoins individués comme étant cruciaux dans notre métier aujourd’hui :
- collaboration : renforcer, élargir et/ou renouveler entre collègue nos pratiques didactiques afin de briser la solitude d’un travail de plus en plus individualisé et compétitif en créant un espace d’échange, de mise en commun d’outils et ressources ;
- autoformation : alimenter nos réflexions disciplinaires en tissant des liens significatifs avec le milieu de la recherche qui se fait au sein et ‘autour’ de l’université par le biais de séance de discussion/travail ou de participation en groupe aux Formations continues proposées par le DIP (ou, encore, en prenant l’initiative d’en proposer) ;
- didactisation : construire une pratique du « paradigme indiciaire » à partir d’une collaboration étroite avec le milieu archivistique genevois.
Dans la pratique
À ce stade, notre idée est de mettre sur pied un groupe très léger qui puisse d’abord faciliter la rencontre et l’échange. Concrètement, nous mettons à disposition deux outils :
- liste mail consacrée à signaler évènements (séminaires, conférences, formations continues, débat…) et ressources (livres, articles, numéros de revue, podcasts, émission de radio, interventions…) susceptibles d’alimenter nos réflexions ;
- organisation, selon les disponibilités et les envies, de séances de travail, échange, discussion dans un contexte convivial.
N.B. La structure est ouverte à toute personne intéressée par les questionnements ébauchés dans cet appel, avec un intérêt fort pour les sciences humaines et sociales et les modalités non positivistes de transmission de savoirs, à tout niveau d’enseignement. Il n’est absolument pas demandé d’être employé·es du DIP pour prendre part aux discussions.